L’Art de Questionner. L’Érudition à l’Ère de l’IA.

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Dans son essai Les Barbares, Alessandro Baricco observe une mutation profonde dans la manière dont les sociétés perçoivent le savoir. Alors que, pour les érudits du 19e siècle, la connaissance était avant tout une accumulation d’informations conservées et maîtrisées, l’avènement d’Internet a transformé ce paradigme en rendant la recherche et la connexion des informations plus importantes que leur possession.

Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, cette dynamique connaît un nouveau bouleversement : ce n’est plus tant le fait de posséder, de trouver, ou même de relier les informations qui importe, mais la capacité à formuler des questions capables de donner un sens au flux incessant des réponses.

Nous entrons dans une ère où poser les bonnes questions devient le sommet de l’intelligence humaine, un art délicat qui dépasse la simple maîtrise de l’information pour mener une quête de sens essentielle.

Cette évolution des façons d’appréhender le savoir peut se comprendre comme un chemin en plusieurs étapes. Chacune de ces étapes marque un progrès, une complexité croissante et une nouvelle relation entre l’humain et l’information.

La première partie de ce texte retrace ce cheminement. J’y examine les quatre premiers stades, qui commencent avec la mémoire pure et collective des sociétés orales, pour lesquelles le savoir repose sur la transmission par le biais de l’oralité et des techniques mnémotechniques. J’expose ensuite comment l’écriture et les bibliothèques stabilisent le savoir dans des objets concrets, favorisant l’émergence de l’érudition. Puis la manière dont Internet, avec sa capacité à chercher efficacement dans une masse de données, prend le pas sur l’érudition alors que le savoir devient ubiquitaire et distribué. Enfin, j’aborde l’ère du big data et des analyses avancées, qui permet de connecter des informations, de détecter des patterns et d’extraire de nouveaux insights de la masse des données.

Dans la seconde partie, Je propose de réfléchir au cinquième et ultime dernier stade : l’art de poser les bonnes questions. L’intelligence artificielle bouleverse les enjeux du savoir, car elle peut fournir une infinité de réponses articulées quasi instantanément. Il ne s’agit plus de bribes de connaissances mais bien de savoirs élaborés. Dès lors, l’essentiel n’est plus de savoir chercher ou relier, mais de définir des questions qui transcendent la surface de l’information pour en dégager l’essence. Dans ce contexte, j’expose comment, à mon sens, la question devient un filtre puissant, un acte de création et d’orientation. Elle n’est plus un simple moyen d’obtenir une réponse mais un instrument de discernement, de vision, et de recentrage vers ce qui importe véritablement. Ce passage marque une mutation profonde : à mesure que la machine excelle dans le traitement des données, l’humain retrouve une place unique dans l’élaboration de sens. Pour conclure cet début d’exploration, je montrerai que l’IA, loin de déposséder l’humain de sa quête de savoir, l’invite à renouer avec la sagesse intemporelle de l’art de questionner.


Partie 1 : De la Mémoire au Réseau

1. Mémoriser : La mémoire vivante et collective

Dans les sociétés orales, le savoir repose entièrement sur la mémoire humaine. Les connaissances se transmettent par la parole, grâce aux histoires, mythes, poèmes et récits. Des techniques comme les théâtres de mémoire ou les récits épiques permettent de structurer et de rappeler ces savoirs. Ce premier stade est marqué par la dépendance collective : c’est la communauté qui porte et transmet le savoir, chaque individu en étant un maillon vivant. Ici, la mémoire n’est pas seulement une base de données : elle incarne la continuité, le lien entre générations. C’est un savoir dynamique, fragile, dont l’existence est menacée à chaque instant.

2. Savoir : L’écriture et l’érudition stabilisée

L’invention de l’écriture marque un tournant majeur. Le savoir devient un objet tangible, un bien accumulable. Grâce aux grandes bibliothèques, le savoir est désormais collecté, organisé et stocké de manière permanente. Dans cette phase, la possession du savoir devient un enjeu : c’est l’érudit, le lettré qui détient le pouvoir. La connaissance se structure, elle se durcit même, prenant la forme d’archives, de traités, de textes figés dans le temps. Elle est désormais ancrée dans des supports matériels, plus forte, mais aussi plus rigide. C’est une époque où la stabilité et la permanence du savoir priment.

3. Savoir chercher : Internet et la culture de la connexion

Internet, avec sa profusion de données, bouleverse l’ordre établi. La valeur n’est plus de posséder le savoir, mais de savoir le chercher dans une masse d’informations, de développer une capacité à naviguer, à filtrer, à évaluer. Le savoir devient mouvant, il est réparti en fragments accessibles instantanément, mais désorganisés. Les outils de recherche, les moteurs de recherche, et les compétences d’analyse deviennent des moyens primordiaux de compréhension. Ici, la compétence réside dans la maîtrise de la navigation dans cet océan d’informations. Savoir chercher devient l’acte de dompter le chaos des données, de structurer temporairement un espace d’information à chaque requête.

4. Nouer des corrélations : L’ère du Big Data et des réseaux

Avec le big data et les analyses de données avancées, le savoir passe au stade de la connexion profonde. Ce n’est plus seulement l’accès à l’information qui compte, mais la capacité à trouver des liens, des patterns, des corrélations insoupçonnées entre des éléments autrefois isolés. La technologie permet ici de décoder des schémas, de détecter des signaux faibles, de croiser des données en provenance de différents domaines pour créer de nouvelles pistes de réflexion. Les découvertes naissent alors des connexions, et la compétence devient celle de structurer des réseaux d’information, de naviguer dans un champ mouvant où le savoir est un tissu complexe d’interactions et de dépendances mutuelles.


Partie 2 : Poser les bonnes questions – L’IA et la quête de l’essentiel

Avec l’avènement de l’intelligence artificielle, nous franchissons un ultime seuil où l’art du questionnement devient la clé de voûte du savoir humain. Ce n’est plus l’acte de chercher ni de connecter les informations qui importe, mais celui de définir la bonne question. En présence d’un outil capable de répondre en un instant à une infinité de requêtes, la véritable compétence devient celle de formuler des interrogations essentielles, ciblées, capables de guider la machine vers des réponses qui transcendent la simple accumulation de données.

1. La valeur de la question : Orienter un océan de réponses

Dans ce nouveau paysage, chaque question fonctionne comme un filtre, un prisme qui sculpte le flux de l’information. L’IA, par sa capacité à engloutir et restituer des savoirs en quelques fractions de seconde, exige un réapprentissage du questionnement. Poser une question, ce n’est plus une demande innocente, mais un acte de création en soi. La question devient un outil d’aiguisement : elle peut découper le bruit de l’information, éliminer l’inutile, extraire l’essentiel. Dans ce contexte, la qualité de la réponse dépend entièrement de la précision de la question. L’art de questionner redéfinit la connaissance comme un processus interactif, un jeu entre la question et le potentiel de réponses.

2. La profondeur de l’intention : Créer une vision du savoir

L’IA, en miroir, oblige à une profondeur d’intention : formuler la bonne question exige de savoir ce que l’on cherche à comprendre, de clarifier ses objectifs et ses intuitions, de décoder les fondements mêmes du questionnement humain. Poser une question à l’IA devient alors un acte de vision. Les questions bien posées révèlent une compréhension en amont de l’essence du problème, elles ouvrent des chemins que l’IA peut suivre pour apporter des réponses significatives. C’est un retour à l’humain dans ce qu’il a de plus conscient et de plus intentionnel : une recherche de clarté et de profondeur, un art de structurer la pensée pour capter ce qui échappe au simple traitement des données.

3. La question comme espace de dialogue : Une exploration interactive

Avec l’IA, chaque question devient aussi un espace de dialogue dynamique. L’utilisateur, loin de recevoir une réponse unique, explore un champ de possibles, un processus itératif où chaque réponse soulève de nouvelles questions, affine la compréhension, ouvre d’autres perspectives. L’art de questionner s’apparente alors à une construction fractale : chaque réponse contient en elle les germes de nouvelles interrogations. Dans ce dialogue, l’humain oriente l’IA, non par la certitude, mais par l’expérimentation, la reformulation continue, et l’exploration d’hypothèses.

4. La quête de l’essentiel : Rapprocher le questionnement du sens

Poser une bonne question à une IA n’est pas simplement un acte technique : c’est un acte de discernement, un effort de clarification de ce qui importe. Dans un monde saturé d’informations, l’essentiel est souvent noyé sous une masse de données triviales. La bonne question permet de retrouver ce qui est significatif, de distiller le sens dans l’immensité des possibles. En ce sens, l’IA devient un outil de recentrage, un moyen de ramener la pensée vers l’essentiel. La question n’est pas un simple outil d’interrogation : elle est une manière de structurer l’attention, de conduire la machine vers des points de convergence où l’information se transforme en compréhension.

5. La puissance de l’inconnu : Revenir à l’émerveillement

Poser une question essentielle à l’IA, c’est aussi faire face à l’inconnu. Là où autrefois la question visait une réponse définitive, l’IA, par sa capacité infinie d’exploration, fait de la question une porte ouverte vers l’émerveillement. L’utilisateur est invité à abandonner le désir de certitude pour embrasser la complexité, à admettre que chaque réponse ouvre un nouveau champ de possibles. L’acte de questionner redevient une aventure intellectuelle, une exploration sans garantie de fin, mais riche de découvertes. Cette posture ramène l’humain au statut d’explorateur, de chercheur d’inconnu, où chaque question est une invitation à naviguer dans un espace de mystère et de potentiel infini.

Interroger l’IA, affiner ses questions, et chercher des précisions jusqu’à atteindre le bon résultat ressemble à l’art du sculpteur face à un bloc de marbre brut. Comme le sculpteur Michel-Ange, qui voyait dans la sculpture un acte de révélation, poser des questions à l’IA revient à « dégrossir une pierre » : on enlève progressivement ce qui obscurcit l’essence, en retirant les couches d’informations inutiles pour laisser apparaître la connaissance sous une forme pure. Michel-Ange affirmait : « La sculpture n’éest qu’une élimination du superflu : car enlevez d’un morceau de bois ou de pierre tout ce qui est superflu, et le reste est la figure voulue. » De la même manière, travailler avec une IA revient à dégager tout le superflu de l’information brute, à tailler dans l’excès de données pour laisser apparaître ce qui est vraiment pertinent. Avec chaque question qui élimine les éléments de bruit, on se rapproche de la figure cachée du savoir : celle qui n’est pas inventée, mais révélée par l’art du questionnement.

6. L’art de l’humilité : Reconnaître les limites de l’IA et de l’humain

Dans ce dialogue, l’IA, aussi puissante soit-elle, ne peut répondre qu’aux questions qui sont posées, et elle n’atteint que les limites que l’humain lui fixe. L’art de poser des questions devient ainsi un exercice d’humilité : il s’agit de reconnaître ce que l’on ne sait pas, d’admettre la part d’inconnu et de limiter l’IA là où le questionnement humain doit encore progresser. Paradoxalement, plus l’IA est performante, plus elle nous oblige à admettre les zones d’ombre, les questions sans réponse, et les perspectives que seule une intelligence humaine réflexive peut explorer.

7. Le questionnement comme levier de transformation : Redéfinir la connaissance

Enfin, dans cette ère nouvelle, l’art de poser les bonnes questions ne se limite pas à extraire des réponses pertinentes : il devient un levier de transformation, un moyen de redéfinir le savoir lui-même. En posant des questions de plus en plus précises, complexes et interdisciplinaires, l’humain élève la qualité des réponses et, ce faisant, il transforme la connaissance. Chaque question crée un nouveau point de vue, un nouvel angle de lecture, un nouveau réseau de sens. Poser une question n’est plus seulement une étape pour trouver une réponse : c’est un processus créatif, un acte de reconfiguration de la réalité. L’IA devient un terrain de jeu où chaque question agit comme un éclat de prisme, modifiant la couleur, l’éclairage et l’intensité de la lumière du savoir.


Vers l’AGI et au delà : Vers un Nouveau Paradigme du Savoir

Cette évolution montre comment le savoir, de la simple mémorisation à l’ère de l’intelligence artificielle, s’est complexifié tout en se recentrant progressivement sur la question essentielle. Chaque stade de cette trajectoire redéfinit ce que signifie “savoir” en fonction des techniques et des structures de l’époque, mais aussi selon les nouvelles possibilités offertes à la pensée humaine.

En passant de la mémoire collective à l’érudition écrite, puis de la recherche de l’information à la capacité de connecter des données, l’humain a constamment cherché à dompter un savoir de plus en plus volumineux. Ce cheminement semble culminer aujourd’hui avec l’intelligence artificielle générative, qui, par son accès immédiat et articulé aux connaissances, nous pousse à reconsidérer la valeur du savoir lui-même. La question redevient alors le centre de gravité du processus de connaissance : non plus parce que l’on ignore, mais parce qu’elle est l’outil qui sculpte et oriente la masse infinie des possibles.

Aujourd’hui, l’intelligence humaine se manifeste dans l’art de formuler des questions qui révèlent l’essentiel et ouvrent des pistes créatives. La question est à la fois un filtre et une direction, un prisme qui révèle la profondeur derrière la simplicité apparente de l’information. Dans cet acte de questionnement, l’homme retrouve sa place, non comme simple récepteur de réponses, mais comme créateur de sens, comme architecte de perspectives et d’insights.

Happily EverAfter ? L’après IA Générative et la Fusion avec l’AGI

Mais que se passera-t-il après cette étape de l’IA générative, lorsque des technologies comme les implants neuronaux et l’intelligence artificielle générale (AGI) viendront à leur tour transformer notre rapport au savoir ?

Avec les implants neuronaux, l’humain pourrait franchir un seuil inédit : celui d’une connexion directe et instantanée avec les données et les réseaux d’information, et donc avec le savoir, sans plus d’intermediaire. La question, plutôt que d’être formulée consciemment, deviendrait une impulsion mentale, permettant une compréhension immersive et immédiate des réponses en temps réel. L’érudit du futur n’aurait plus besoin de “poser” des questions dans le sens traditionnel ; il pourrait naviguer à travers des réseaux d’idées, percevant des modèles de compréhension en direct, et co-créant un savoir fluide et adaptatif. Ce type d’interaction ferait évoluer l’art de questionner en une forme d’intuition augmentée, où chaque question, pensée, et réponse s’enrichiraient mutuellement dans un dialogue permanent avec les données.

Dans le cas de l’AGI, capable de raisonner de manière quasi humaine, notre relation au savoir changerait aussi de manière radicale. Interagir avec une AGI ne reviendrait plus à poser des questions pour obtenir des réponses, mais à co-créer des problématiques en partenariat avec une intelligence capable d’émettre ses propres hypothèses et d’élaborer des perspectives. La connaissance se verrait enrichie d’un dialogue constant, dans lequel l’humain et l’AGI agiraient comme des partenaires intellectuels, travaillant ensemble à explorer des dimensions nouvelles de compréhension. L’érudition du futur, ici, serait celle de l’humain capable de nourrir et co-développer des idées avec l’AGI, dans un flux créatif partagé.

Ces deux voies futures dessinent un monde où le savoir n’est plus un objectif en soi, mais un processus continu de co-création et d’expérimentation. La véritable compétence pourrait devenir la capacité à percevoir et synchroniser des systèmes de pensée hybrides, fusionnant les intelligences humaines et artificielles pour faire émerger de nouvelles formes de savoir.

En ce sens, l’ère de l’intelligence artificielle, loin de clôturer la quête humaine du savoir, pourrait bien marquer le début d’un nouvel âge de la compréhension. À mesure que l’IA évolue, l’humain se tourne vers une sagesse intemporelle où l’art de questionner — et bientôt, l’art de co-créer le savoir — devient la pierre angulaire d’une intelligence partagée. Mais alors, une question demeure : lorsque cette fusion avec une AGI sera totale, lorsque les réponses s’imposeront sans délai et sans limite, la quête de compréhension et le questionnement lui-même auront-ils encore un sens ?

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